Genève et Toulouse, le 21 août 2025
Objet : Invitation à s’assembler autour d’un Journal des pertes le 22 septembre 2025
Chère lectrice, cher lecteur de Genève ou d’ailleurs,
Vers la fin du Temps retrouvé, le narrateur, qui tient enfin l’idée de l’œuvre à faire mais craint que la mort ne le cueille avant de la composer, écrit : « C’est que longtemps après que les morts sont sortis de nos cœurs, leur poussière indifférente continue à être mêlée, à servir d’alliage, aux circonstances du passé. Et sans plus les aimer il arrive qu’en évoquant une chambre, une allée, un chemin, où ils furent à une certaine heure, nous sommes obligés, pour que la place qu’ils occupaient soit remplie, de faire allusion à eux, même sans les regretter, même sans les nommer, même sans permettre qu’on les identifie. (Mme de Guermantes n’identifiait guère la jeune fille qui devait venir ce soir-là, ne l’avait jamais su et n’en parlait qu’à cause de la bizarrerie de l’heure et de la circonstance.) Telles sont les formes dernières et peu enviables de la survivance. »
Le projet du Journal des pertes entend résister à ces formes dernières et peu enviables de la survivance, quand elle est simplement un fait sans affect, sans amour et sans rage. Nous apprenons à vivre « au temps des catastrophes », comme l’écrivait Isabelle Stengers en 2009, nous apprenons à mesurer les pertes qui criblent nos jours – les vies clamées par des feux, des inondations, des pandémies, des guerres pour des ressources ; les espèces qui disparaissent sans que nous connaissions parfois leurs noms ou leurs existences, mais qui toujours emportent avec elles des manières singulières d’habiter et de goûter le monde ; les rêves et utopies du progrès et de la croissance qui se désagrègent et laissent derrière eux dans le paysage des ruines, des fantômes et des désirs inaboutis. Nous apprenons tout cela mais nous refusons de nous laisser sidérer, de céder à la paralysie ou au cynisme face aux catastrophes, de nous laisser aller au désir de la fin, de l’apocalypse. Nous cherchons plutôt à traverser la sidération, sans complaisance, pour en sortir de nouvelles forces, de nouvelles énergies afin d’affirmer que les mondes engloutis et ceux qui résistent encore valent d’être pleurés et défendus, et méritent des survivances robustes.
Il peut y avoir de la nostalgie dans le Journal des pertes ; cela nous semble trop simple de décrier la nostalgie comme un relent passéiste voire décliniste, alors que nous aimons nous lover parfois dans des musiques, des images et des mots capturés il y a longtemps et qui sont aujourd’hui nos refuges éphémères. Mais le Journal des pertes n’est pas, ou pas seulement nostalgique. Nous savons que des pertes sont désirables parfois même si elles seront difficiles, nous acceptons qu’il va falloir trouver comment démanteler des infrastructures et des services auxquels nous sommes attaché.e.s, non pour aller de l’avant à tous crins, mais pour nous donner une chance de garder des territoires un tant soit peu habitables et qui méritent qu’on se batte pour eux.
Au milieu de ce que Tsing et d’autres appellent les fantômes de l’Anthropocène, nous voulons donner à ces pertes passées, en cours et à venir des formes de survivance complexes et riches, nous voulons leur offrir un peu de désir ou de « boucles d’amour et de rage » si souvent évoquées par Haraway dans Staying with the Trouble. Nous voulons, comme nous y invite Stengers, raviver les arts de l’attention, qui font importer ce que nos regards trop habitués à chercher le profit ou le progrès ne savent plus voir.
Avec le Journal des pertes, nous vous invitons à nous assembler, nous voulons créer des temps où venir déposer ces pertes déjà advenues ou redoutées qui nous taraudent ou, parfois, qui nous interrogent parce que nous ne parvenons pas à les ressentir dans l’amplitude que nous pressentons qu’elles méritent. Pour résister aux formes dernières et peu enviables de la survivance, nous voulons bricoler, modestement, des espaces d’hospitalité pour ce qui a été perdu, pour ce qui le sera, pour ce qui devra l’être, et pour nous qui portons dans nos corps, dans nos mots et nos émotions toute la beauté et toute l’horreur de ce qui est amené à disparaître. Le Journal des pertes n’a pas encore de forme fixe – elle s’élaborera dans le sillage de nos rencontres – mais il se veut un lieu d’accueil, comme la fiction-panier d’Ursula Le Guin qui accueille les plaisirs minuscules comme les grandes épreuves, sur le même pied, sans mettre les histoires héroïques et virilistes sur un piédestal qui invisibilise tout le reste. Le Journal pourra être aussi comme le filet de l’écrivaine Alice Rivaz dans Comptez vos jours, ce filet que l’écriture ramène chaque soir vers la rive pour « trouver un toit, une porte, afin que réunis de nouveau grâce aux mots, tenus ensemble sur la page, les visages perdus et rappelés, se reconnaissent et se rassurent, mêlent leur chaleur de ressuscités dans les débris de leur vie retrouvée. »
Dans un panier, dans un filet, dans un espace d’hospitalité, les fils de vie bigarrés et incommensurables s’entremêlent les uns aux autres, les temps se compliquent, les rythmes et tempos de mondes superbes, terribles ou dérisoires se superposent pour créer une autre musique. Il n’y a plus de ligne du temps bien droite et tranchante, que nous devrions épouser dans la marche frénétique au Progrès. Nous ne supportons plus la ligne droite, celle qui nous a plongé.e.s dans l’utopie des autres – les extractivistes, les hommes aériens qui pensent pouvoir se passer de terre –, celle qui pense pouvoir acheter nos rêves et nos affects en nous sommant de produire des « futurs désirables » déconnectés de nos joies et de nos peurs d’ici et de maintenant.
Alors, nous voulons utiliser le format du journal – journal intime, journal imprimé, tout journal fera l’affaire – pour créer des lignes impossibles, qui se courbent, s’entrecroisent et s’arabesquent dans un espace et un temps à n-dimensions. Nous rêvons un Journal des pertes qui fasse coexister le présent, le passé et l’avenir, le réel le plus brutal et la fiction et les fantasmes ; nous désirons un journal impossible plein de refuges d’amour et de rage qui jamais ne pourra s’inscrire sur la même ligne droite dans une temporalité univoque. Nous vous invitons, si vous le souhaitez, à venir nourrir le Journal en partageant avec nous vos propres récits de pertes heureuses ou enrageantes, solitaires ou planétaires, vécues ou imaginées, impossibles ou documentées. Ces récits peuvent s’inscrire sur toutes les lignes de temps, convoquer des dates présentes, futuristes ou sans âge.
Nous sommes Aline et Aurélien, et nous voudrions vous rencontrer à Utopiana. Aline est philosophe (c’est ce que disent ses diplômes, et c’est un mot qu’elle a appris à aimer), elle vit et travaille à Toulouse où elle tente de bricoler entre arts et philosophie des outils de résistance à la sidération face aux catastrophes écologiques en cours et à venir. En 1988, la maternité Reine Astrid où elle est née à Charleroi, en Belgique, a été détruite. Elle a toujours entendu dire que c’était pour agrandir le stade de football de la ville, notamment en vue de l’Euro 2000. Quand Aline a appelé sa mère en écrivant cette lettre pour vérifier qu’elle n’affabulait pas son lieu de naissance et les circonstances de sa démolition, sa mère lui a confirmé – même si les ressources sur internet sont plus nuancées au sujet du stade de foot. Sa mère lui a surtout dit que la façade de la maternité, à l’architecture moderniste, était d’un rose plus rose que toutes les briques de sa ville d’adoption (les briques toulousaines sont davantage orange, en réalité). Aline a aussi découvert que la lumière au sein de la clinique avait été particulièrement travaillée par les architectes, avec des marbres et des grès recouverts de coloris chaleureux jaunes et orangés ; elle se demande aujourd’hui si son refus catégorique de jamais imaginer habiter un lieu au sol blanc ou gris lui vient de cette première lumière qu’elle a vue en naissant, puis qu’elle a oubliée quand la clinique et sa luminosité ont été abattues avant même la venue au monde de son frère. Aline est aussi marquée par la date du 14 octobre 2011, quand deux pour cents de la population mondiale a subitement disparu, sans que jamais aucune explication convaincante ne soit donnée, faisant basculer l’univers de la série HBO The Leftovers dans un deuil et une quête de sens impossibles, mais qui n’excluent ni l’émotion, ni l’amour, ni le rire. Elle a écrit un chapitre sur The Leftovers dans un livre, Revenir d’entre les morts : Deleuze et la croyance en ce monde au cinéma et dans les séries, qui lui a permis de se soigner un peu de la mort de son père au milieu du tsunami du covid. Chaque 14 octobre, elle est un peu sur ses gardes.
Aurélien est artiste, chercheur, enseignant, compagnon et père, proche-aidant et collaborateur de multiples projets – dont le Journal des Pertes imaginé par Aline constitue le dernier en date ! Né à Lausanne en 1979, il n’aura pas voyagé bien loin pour trouver son point d’ancrage : attiré par la Genève alternative des années 1990 – notamment sa scène squat, musicale et artistique –, il y trouvera finalement un contexte fertile à partir duquel développer des enquêtes artistiques, à cheval sur quatre continents et plusieurs disciplines des arts et de la pensée. Formé au Programme master CCC (critical curatorial cybermedia) de la Haute école d’art et de design (2003 et 2011) et à l’École des arts politiques de Sciences-Po Paris (2010), il se préoccupe des enjeux d’(in)visibilisation des mutations environnementales, et conçoit l’enquête comme une pratique d’écologie attentionnelle. Son crédo ? Privilégier les recherches et les collaborations au long cours, et apprendre à se laisser guider par des images, récits, mythes ou métaphores susceptibles de nous aider à penser collectivement notre époque – qu’il s’agit de faire travailler en mobilisant des publics concernés. Un célèbre tour de passe-passe représenté par le peintre Jêrôme Bosch au tournant des 15e-16e siècles ? Un tourbillon du Grand Nord avaleur de bateaux, décrit par Edgar Allan Poe en 1841 ? Un tiret entre les dates de naissance et de mort sensé « contenir toute notre vie », que la romancière Alice Rivaz évoque dans deux nouvelles, en 1944 et en 1985 ? Chacune des images de pensée qui l’obsèdent permet de faire prise sur des questions différentes et donne lieu à sa propre enquête : A tale as a tool en compagnie de l’anthropologue et écrivaine Sandrine Teixido, L’Escamoteur en RDC avec l’artiste sonore Blaise Musaka, ou encore Le Tiret d’Alice avec l’Institut d’étude des intervalles. Il tente à travers ces recherches et créations de favoriser des espaces d’écoute et de partage, pour appréhender quelque chose de la puissance et de la fragilité des liens qui nous unissent (entre personnes et entre espèces), auxquels il s’agirait d’apprendre à faire attention, dans tous les sens du terme…
Quant à Utopiana, c’est un repère contre l’utopie des sans-terre, dans une villa appartenant à la ville de Genève qui pourrait aussi disparaître, si un projet d’urbanisme venait à exécution. Cette villa est le deuxième lieu investi par Utopiana, en 2015, après que la première villa a été détruite pour bâtir des immeubles plus spacieux. Pendant près d’une année, les gens se rendaient à la première adresse d’Utopiana sans savoir que le refuge avait bougé.
C’est depuis nos pertes, nos refuges, nos histoires réelles ou fantasmées – peu importe tant qu’elles nous aident à vivre un peu dignement – que nous vous adressons cette invitation. Voulez-vous venir vous assembler avec nous, pour déposer les dates des pertes que vous voulez partager, les histoires qu’elles vous font raconter, les images qu’elles charrient au bout de vos doigts ? Nous nous retrouverons à Utopiana, le lundi 22 septembre 2025 15h30 et 17h30, pour recueillir nos pertes et nos désirs. Si vous le préférez, vous pouvez également prendre un rendez-vous pour nous rencontrer le même jour entre 11h et 15h, toujours à Utopiana (écrire à [email protected]). Nous pourrons aussi prendre date(s) avec vous plus tard, si vous manquez le rendez-vous du 22 septembre. Nous espérons ainsi, peu à peu, commencer à composer un Journal des pertes qui mêlera des éclats de nos histoires, de nos lumières et de nos voix, qui cassera les lignes trop droites et les murs de sidération, et qui deviendra lui-même un espace d’accueil autour duquel nous assembler, par exemple lors du prochain festival des 1000écologies qu’organisera Utopiana en 2027.
Merci, chère lectrice, cher lecteur, d’avoir pris le temps de lire cette lettre. Nous espérons vous retrouver dans nos lignes de temps enchevêtrées.
Aline et Aurélien